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Le monde après le coronavirus, vu par Yuval Noah Harari

L’humanité fait face à une crise globale, commence l’historien, et à l’heure des choix, il faut considérer non seulement la meilleure façon de vaincre la menace actuelle, mais aussi ce à quoi devrait ressembler le monde dans lequel nous voulons vivre. «L’orage va passer, l’humanité survivra, la plupart d’entre nous allons survivre – mais dans un monde qui sera différent.»

Car de nombreuses mesures prises dans l’urgence resteront en place, «c’est le propre des situations de crise, explique Harari, elles accélèrent l’histoire». Des décisions qui devraient demander des années d’évaluation sont prises en quelques heures. «Des pays entiers deviennent les cobayes d’expériences sociales géantes: que se passe-t-il quand tout le monde travaille de chez soi et ne communique qu’à distance? Que se passe-t-il quand des universités au complet basculent en ligne?» Jamais, en temps normal, les politiques, les milieux d’affaires et les sachants ne donneraient leur accord à ces expériences, insiste l’historien. Mais justement, le temps n’est pas à la normalité.

Deux choix se distinguent par leur importance, selon Harari. «Le choix entre surveillance totalitaire et reconquête démocratique; le second entre isolement nationaliste et solidarité globale.»

1- Une surveillance interne, «sous la peau»

Il y a deux façons d’obtenir que des populations entières se conforment à certaines demandes visant à stopper une épidémie. La première est de surveiller ces populations et de punir les moutons noirs, rappelle Harari. Pour la première fois dans l’histoire, la technologie permet de surveiller tout le monde, tout le temps – bien loin des indics du KGB. La Chine est le pays qui a le plus déployé ces instruments de surveillance de masse, avec ses centaines de millions de caméras à reconnaissance faciale; elle surveille les smartphones, oblige les personnes à déclarer leur état général et peut retracer leurs allées et venues pour retrouver les gens qu’elles ont rencontrés. Israël aussi a récemment autorisé le développement de technologies habituellement réservées à la surveillance de terroristes pour suivre des personnes atteintes par le virus.

Vous pourriez m’objecter qu’il n’y a là rien de nouveau, continue Harari, entreprises comme pouvoirs politiques ont recours à des technologies toujours plus sophistiquées pour pister, surveiller et manipuler les gens. Mais avec le coronavirus, l’intérêt des gouvernements passe de l’externe à l’interne, «ils ne se contentent plus de savoir sur quoi vous cliquez, ils veulent savoir ce qui se passe sous votre peau».

AImaginez que chaque citoyen porte un bracelet biométrique qui transmette en continu sa température et son pouls. Les algorithmes permettraient de savoir que vous êtes malade avant même que vous vous en rendiez compte; les personnes que vous avez côtoyées seraient aussi connues, et il suffirait de quelques jours de ce système pour stopper l’épidémie. «Sounds wonderful, right?»

L’inconvénient serait bien sûr que cela légitimerait un nouveau système de surveillance «terrifiant», continue l’historien. «Si vous savez que je clique sur Fox News plutôt que sur CNN, cela vous donne une indication sur mes idées politiques, et peut-être sur ma personnalité. Mais si vous pouvez avoir accès à ma température corporelle, ma pression et mon rythme cardiaque pendant que je regarde une vidéo, vous saurez ce qui me fait rire, pleurer, ce qui me met en colère.»

Mes envies, mes colères, mes données

Et Hariri de développer: «Il est crucial de se rappeler que la colère, la joie, l’ennui, l’amour sont des phénomènes biologiques, tout autant que la fièvre ou la toux.» Si les pouvoirs politiques et les entreprises récoltent nos données biométriques en masse, ils nous connaîtront mieux que nous-mêmes et non seulement ils pourront prédire nos sentiments, mais ils pourront aussi les manipuler, et nous vendre ce qu’ils veulent – un produit, un personnage politique. Aux oubliettes de l’histoire, Cambridge Analytica! «2030. Imaginez la Corée du Nord munie de bracelets biométriques. Un signe de colère pendant le discours du Grand Leader, et c’en sera fini de vous.»

Il serait illusoire de penser que cette surveillance biométrique pourrait n’être que transitoire, continue l’historien humaniste, «les mesures prises dans l’urgence ont la mauvaise habitude de rester en place même après l’urgence, d’autant qu’il y a toujours de nouvelles menaces». Et de citer les mesures prises en Israël lors de la guerre de 1948, dont certaines n’ont jamais été abolies. Dans le cas du coronavirus, des gouvernements pourraient arguer d’une possible «deuxième vague» pour maintenir leur surveillance, ou d’autres menaces. «La bataille autour du virus pourrait être l’argument décisif dans l’actuelle bataille autour des données personnelles, car lorsqu’il faut choisir entre droit à la vie privée et santé, les gens généralement privilégient la santé.»

C’est pourtant mal poser le débat, selon Hariri, pour qui droit à la vie privée et bonne santé doivent pouvoir aller de pair. Et de s’appuyer sur les cas de la Corée du Sud, de Taïwan et de Singapour qui, s’ils se sont appuyés sur certaines applications de pistage, se sont bien davantage appuyés sur des tests réalisés à grande échelle, des chiffrages honnêtes et la coopération d’un public correctement informé.

La «police du savon»

ligne directrice: qu’elle soit bien informée et qu’elle ait d’elle-même envie de prendre les bonnes décisions. L’intérêt de se laver les mains avec du savon n’a été découvert qu’au XIXe siècle, rappelle Hariri, et si aujourd’hui des milliards d’humains le font, ce n’est pas parce qu’ils ont peur d’une «police du savon», c’est parce qu’ils en connaissent les bénéfices.

Atteindre un tel niveau de coopération volontaire nécessite de la confiance, note cependant Hariri, de la confiance dans la science, les autorités publiques, les médias. Des politiciens irresponsables ont érodé cette confiance ces dernières années, mais tout comme les membres fâchés d’une fratrie peuvent lors d’un drame redécouvrir des trésors de confiance et d’amitié, il n’est pas trop tard pour reconstruire la confiance publique dans la science, les pouvoirs politiques et les médias, veut croire Hariri. «Nous pourrions aussi avoir recours aux nouvelles technologies qui nous redonneraient du pouvoir, je pourrais faire des choix plus informés, en connaissance de cause, savoir si je deviens un risque pour les autres, mais aussi ce qui est bon pour ma santé. Et n’oublions pas que les technologies qui permettent aux Etats de surveiller les citoyens peuvent normalement aussi servir aux citoyens pour surveiller leurs Etats…»

L’épidémie de Covid-19 est donc un test majeur pour le pouvoir des citoyens, assène Hariri. «Si nous ne faisons pas les bons choix, nous pourrions devoir abandonner nos libertés les plus précieuses.»

2- L’urgence d’un plan global solidaire

L’autre grand choix devant nous est celui que nous devons faire entre isolement nationaliste et solidarité globale. L’épidémie et la crise économique qui la suivra sont des problèmes globaux qui ne peuvent être résolus que par une coopération globale.

D’abord, il faut partager l’information à un niveau global: ce qu’un médecin italien trouve un matin peut sauver un malade iranien le soir, et la Grande-Bretagne pourrait avoir intérêt à écouter la stratégie de la Corée du Sud, qui a affronté les mêmes problèmes qu’elle plus tôt, explicite l’historien. «Mais cela requiert un esprit de coopération internationale et de confiance.»

Les pays devraient accepter de partager leurs informations, de demander des conseils et de l’aide, et avoir confiance dans ce qu’on leur donne. Il faudrait aussi un effort global pour produire des tests, de l’équipement médical, dans un effort global coordonné et non pas chacun dans son coin. «Un pays riche peu touché devrait donner ses moyens en matériel et en personnel médical à un pays pauvre plus atteint, sachant qu’il serait à son tour aidé si la situation changeait.» Cette coopération globale devrait aussi se faire sur le plan économique, dans la mesure où si un gouvernement prend une décision sans concertation, il ne fera qu’augmenter le chaos et la crise, développe Hariri.

Cette coopération doit aussi concerner le trafic aérien. Suspendre tous les vols internationaux pendant des mois aura un coût considérable et gênera la lutte contre le coronavirus. Il faudrait trouver un accord qui permette aux voyages essentiels d’avoir lieu: ceux des scientifiques, médecins, journalistes, politiciens, milieux d’affaires. «Si chaque personne voulant voyager était bien testée avant son départ, elle serait mieux acceptée.»

Retrouver le chemin de la confiance

Malheureusement, la communauté internationale est actuellement paralysée, se désole Hariri: «There seem to be no adults in the room.» On aurait pu s’attendre il y a des semaines à un plan d’action global, initié par les leaders de ce monde. Mais la vidéoconférence du G7 n’a pas abouti. Et les Etats-Unis ont abandonné le rôle de «global leader» qu’ils avaient joué lors de précédentes crises, privilégiant clairement la grandeur américaine au futur de l’humanité. «Ce pays a abandonné même ses alliés les plus proches, ne les consultant ni même les informant avant d’interdire les vols en provenance de l’Union européenne. Même si leur politique changeait et qu’ils proposaient un plan global, qui ferait confiance à un chef qui n’assume jamais aucune responsabilité, ne reconnaît jamais aucune faute et accuse toujours les autres…» Or si la place des Etats-Unis n’est pas prise par d’autres pays, non seulement il sera bien plus difficile de stopper l’épidémie actuelle, mais ses conséquences continueront d’empoisonner les relations internationales pendant des années. «Mais chaque crise est aussi une chance à saisir, il faut espérer que celle-ci aidera l’humanité à comprendre le danger aigu posé par la désunion globale.»

L’humanité doit faire un choix, conclut Harari. «Irons-nous vers la désunion ou prendrons-nous le chemin de la solidarité globale? La première option non seulement prolongera la crise actuelle mais elle engendrera des catastrophes encore pires. Si nous choisissons la solidarité, ce sera une victoire non seulement contre le coronavirus mais contre toutes les futures épidémies et crises qui pourraient assaillir l’humanité au XXI*e siècle.»


Yuval Noah Harari

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